C'était comme une partie d'échecs. Protéger le roi et la reine a tout prix. On sacrifie les cavaliers. Puis les tours, et les fous. Sur les cases noires et blanches, les pions sont moins nombreux. L'heure tourne. La reine noire tombe. Son roi fait face courageusement. Il prend la reine blanche. Les deux souverains sont face à face. Ils se jaugent, s'observent de leurs yeux de bois. La couronne de l'un glisse. L'autre le remarque. Il sourit, froidement, durement. L'autre fait de même. Ils sont là tous les deux, vaniteux, à sourire l'un comme l'autre. Personne ne cède. Ils ne bougent pas, ils ne dévoilent pas leurs véritables pensées. La vérité se cache toujours au fin fond d'un mensonge. Or, leurs mensonges ont un large fond.

Le regard d'Idéal Imparfait n'oscilla pas une seconde. Ses prunelles d'or continuèrent à percer celles de Mûre Sauvage. Comme un fer brûlant plongé dans une eau fraîche. Son beau visage se fendit d'un sourire si terrifiant et si faux que la guérisseuse dût se retenir de faire un pas en arrière. Son soudain malice fondit comme neige au soleil. Qu'avait-elle fait ? Elle avait fait la même chose qui avait placé Nuage de Frêne dans un recoin inaccessible. Elle avait fanfaronné, avait voulu se protéger en bâchant misérablement l'autre. Mais elle avait oublié quelque chose. Quelque chose à quoi elle avait pourtant pensé juste avant. Elle avait oublié qu'au jeu cruel qu'ils menaient, Idéal Imparfait était aussi fort qu'elle, même doublement puissant. Elle avait espéré alors que l'espoir n'était pas permis. L'espoir n'était plus permis pour elle depuis longtemps.

« Me mettre dans un état pour toi ? demanda le guerrier, après l'avoir contournée et s'être arrêté à un souffle de sa fourrure. Oh non. Non, non, c'est mal me connaître chère Mûre Sauvage ...  »

Justement c'était cela le problème. Elle ne le connaissait pas. Personne ne le connaissait. Il ne se dévoilait à personne. Et ne commencerait certainement pas par elle. Mûre Sauvage resta immobile, le cœur si douloureux qu'elle croyait le sentir flamber. Puis elle s'écarta, détourna le regard, fixant la terre à ses pattes. Elle chercha à retenir ses larmes. Comment pouvait-elle être si faible, se laisser à la tristesse alors qu'il souhaitait désormais la détruire, la blesser ? ... La faire fuir dans le mensonge.

« Que t'a-t-on fait ? demanda-t-elle, les lèvres tremblantes. Qui t'a donc blessé si fort ? »

Et toi, que dis-tu ? Que je perdrai cette partie, que tu la gagneras ? Que, lorsque je sombrerai au cœur de ce puits sombre, tu me regarderas tomber, triomphant ? Que lorsque je rejoindrai les autres pions sans vie au bord du plateau, tu seras l'unique gagnant ? Tu te leurres. Oh non, je ne résisterai certainement pas. Tu es trop fort et trop malin pour m'en laisser la chance. Mais ce que je pourrai faire, dans ce dernier soupir de l'âme, ce sera de m'accrocher à toi, de m'agripper à ton cœur, qui, au fond, n'est recouvert que de cette poussière qui le rend si sombre. Tu déraperas sur le sol glissant, tes pupilles seront dilatées de terreur, mais oui, je t'entraînerai dans ma déchéance. J'aurai d'autres perches à saisir : les autres compteront toujours sur moi, alors que toi, simple fourmi parmi les autres, la crue du ruisseau t'emportera et on ne remarquera pas ta disparition. Ton absence demeurera cachée, car le nombre et la volonté du nombre sont plus forts que celle d'un seul individu.

Suite à cette question, Idéal Imparfait demeura longuement silencieux, comme estomaqué que son interlocutrice lui pose tel piège. Il ne bougeait pas, ne respirait pas. Mûre Sauvage ne tourna pas la tête vers lui pour autant. Croiser son regard empreint de dégoût ou de colère n'était certes pas bénéfique. Le guerrier était comme absent en ce moment-même, mais lui qui savait si bien mentir aurait certainement apposé un masque trompeur sur sa face d'ange. La guérisseuse eut envie de rire, mais consciente qu'elle ne pouvait, et ne voulait pas, laissa seulement un sourire s'imprimer sur ses lèvres. Pourquoi en étaient-ils arrivés là déjà ? Ah oui, pour des prêles. Juste parce que le matin même, Mûre Sauvage avait choisi d'aller chercher de stupides et insignifiants plants de prêle. Nuage de Symphorine devait se demander pourquoi son mentor ne rentrait pas. Encore quelques minutes et elle allait s'inquiéter. La chatte tigrée désirait ardemment sa venue : elle lui permettrait de parcourir la distance qu'elle ne pouvait pas franchir.

« Personne. Personne tu m'entends ? déclara finalement Idéal Imparfait. Personne ne m'as blessé, personne ne m'a rien fait. Je suis comme ça, c'est tout. Même mon nom parle pour moi. Imparfait. Je suis Imparfait tu comprends ? Imparfait !  »

La voix du mâle était tellement empreinte de haine que ces paroles coupèrent le souffle de Mûre Sauvage. Elle tourna vivement la tête vers lui. Ses yeux dorés débordaient de rancœur. La guérisseuse prit peur. Était-il devenu fou au point de lui sauter dessus et de l'attaquer ? Avait-elle touché une partie de son passé si délicate ? La minette s'exprima alors d'une voix calme et posée qui l'interloqua elle-même :

« Imparfait, peut-être. Mais dans ce nom, il y a aussi Idéal. Tu n'as pas choisi cette appellation, on te l'a donnée. Tu as deux choix désormais. Être cette imperfection, ou être cet idéal. Tu es le seul maître de ton destin. Sauf si tu décides de le passer à rester imparfait. La volonté du nombre a décidé de ton passé, décide ton futur. »

Mûre Sauvage fit une pause, redressa les épaules et releva le museau.

« Sur ce, ajouta-t-elle, je vais te laisser. Le temps passe, et on va finir par se demander ce qui m'est arrivé. »

La femelle au pelage brun-doré fit volte-face pour partir d'un pas mesuré vers le camp. Ses pensées étaient plus lourdes que ses pattes.