« Parfois, on se demande si la vie a un sens. Et puis on rencontre des personnes qui donnent du sens à la vie. »

Il était figé. Immobile, marmoréen, dégageant une splendeur qui depuis toujours me subjuguait. Tout son être demeurait de pierre, et le vent même semblait impuissant à agiter sa fourrure. Ses yeux de braise, ses yeux d'or liquide me détaillaient, semblant percer ma chair jusqu'à voir même mon cœur qui avait cessé de battre. Je me flagellais de chercher à le faire souffrir. Par pur égoïsme, juste pour me venger du mal qu'il me faisait. S'en rendait-il compte, qu'il bouffait lentement mon âme, mon cœur et ma vaillance ? Piètre vaillance. Elle ne me servait plus qu'à lui rendre la pareille, à me battre pour voir sa confiance et sa magnificence s'écrouler. Il semblait indécis. Non, pas indécis. Il semblait attentif plutôt. Il écoutait avec application mes paroles, désespérées celles-là, pour trouver sans doute aucun une acerbe réplique. Ses retournements me laissaient pantoise. Était-il réellement si atteint ? Si déçu par la vie qu'on lui avait donnée qu'il détruisait la mienne ? Il n'avait pas le droit. Il n'avait pas le droit de violer ainsi mon innocence, mon innocence qui laissait peu à peu place à un amère ressentiment. Ses souvenirs, je les maudissais. Notre futur, je le rêvais. L'erreur que nous commettions n'apporterait rien. Sinon une guérisseuse achevée, et un guerrier vengé. Vengé de quoi ? De la vie ?

Mes paroles semblèrent l'affecter, pour une fois. Il se raidit, ses membres se mirent à trembler, le brasier de ses pupilles flamboya. Je vis ses crocs pénétrer ses lèvres, si fort qu'il se blessa. Rageur, l'Idéal Imparfait. Qu'étions-nous en train de faire ? La haine qui nous emplissait était si sournoise, si fourbe que jamais je n'aurais cru la détenir en moi. Elle était mon unique recours, la dernière issue qui pouvait me permettre de ne pas flancher, de ne pas céder. J'avais d'ors et déjà compris que la guerre entre l'amour et la haine n'avait qu'une fin. Une bien sombre fin, si je puis dire.

« Je ne te raconterai rien. Il n'y a rien à savoir. Je n'ai absolument rien à te dire. Rien. »

Fit-il, baissant ses yeux ardents vers le courant qui caressait ses pattes. J'avais froid, maintenant. L'eau gelée entourait mes membres et me frigorifiait. Mais je ne la sentais pas consciemment. Son grondement était plein de rancœur. Que cherchait-il à faire, dans tout ça ? C'était une énorme blague. Le ballon allait finir par crever, tôt, ou tard.

« Tu me tiens là un discours bien moins passionnant que ce que tu es capable de produire. »

Crachai-je, acide. Ce débordement me surprit et je me maîtrisai immédiatement, inspirant profondément pour apaiser ma colère. L'apaiser, pas la supprimer.

« Manque d'inspiration ? Avec nous deux, tu as pourtant une belle histoire à laquelle donner une fin. »

« C'est la tristesse qui commande. On dit ce qu'on sent, pas ce qu'il faudrait dire. Les vieillards ont plus souffert. Nous, nous sommes jeunes, nous ne verrons jamais autant de choses, parce que nous vivrons moins longtemps. » le Roi Lear, William Shakespeare.

Aujourd'hui, c'était différent. Il n'y avait qu'à le regarder pour s'en rendre compte. Les muscles crispés de son visage trahissaient une grande effervescence morale, et je me demandais à quoi il pensait avec autant de concentration. Il faisait un choix, il prenait une décision. Quel choix ? Et quelle décision, pour peu qu'il en prît une ? Elle me concernait sûrement. Il devait être en train de choisir par quelle voie il se débarrasserait de moi. Et moi, stupide et naïve, je me raccrochais à mon idée d'expiation et attendais tout en espérant un revirement de sa part. Un signe, quelque chose qui le ferait subitement changer. Quelque chose qui le rendrait bon, comme il avait dû l'être autrefois.
Nous aurions pu être "heureux". Pour un temps. Nous nous serions retrouvés dans un petit coin tranquilles, dans une illusion dorée qui aurait noircie avec le temps. Sauf que nous étions là. Uniquement à cause d'un chat, un félin que je commençais à haïr profondément sans toutefois l'avoir connu.

Puis il releva la tête, me fixa de ses yeux animés d'étranges sentiments, invraisemblables peut-être. Il sourit ensuite, d'un sourire mesquin qui ne le flattait certainement pas. La colère changeait tout, jusqu'à l'apparence même. Ce rictus déformait méchamment sa gueule d'ange. Il lâcha un rire perdu, se ressaisit, s'avança jusqu'à moi et me fixa très longtemps, la tête légèrement penchée de côté.
Il se mit à tourner autour de moi, me frôlant ou s'écartant au contraire. Sa fourrure m'effleurait, et ce contact m'enchantait autant qu'il me répugnait. Ses pattes s'enfonçaient dans l'eau dans des myriades de gouttelettes, et ses pas généraient de petites vagues qui venaient timidement s'écraser contre mes pattes. Soudain, il me fit basculer d'un mouvement d'épaule et je me retrouvai sur le dos, mouillée.

« Comment y mettre fin, alors qu'elle a à peine débutée ? »

Chuchota-t-il lentement, penché sur moi. J'eus envie de faire disparaître ce sourire par un coup de patte, me retins.

« Fais ce que tu veux, Idéal Imparfait. Mais ne choisis pas une issue malheureuse une nouvelle fois. »

Fis-je à mon tour, sans élever la voix. Je me redressai, me secouai, et me dirigeai vers la berge en l'ignorant.

« Cesse de mentir. Cela ne te va pas. »

Je partis dans les bois, espérant un instant follement qu'il me rattrape.

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« L’amour rend aveugle. L’amour doit rendre aveugle ! Il a sa propre lumière. Éblouissante. »

« Qu'est-ce que tu ne comprends pas ? Que crois-tu ? Tu penses, peut-être, dans l'un de tes délires, que je vais te rattraper... ? Oh non, laisse moi rire, je ne suis pas ce genre de chat là. Si tu cherches quelqu'un de bien tu t'es trompé de personne. Pars si tu le souhaites, si... si rien ne te tiens ici, je ne te retiens pas. Mais, note une chose cependant. Je ne mens pas. Et depuis un bon moment déjà j'ai cessé de mentir. Je ne joue plus Mûre Sauvage. Et, ça peut paraitre difficile à croire mais... Mais j'ai, moi aussi, certains sentiments. »

Sa voix me parvint alors que je m'enfonçais dans la forêt, à travers l'écran de verdure qui nous séparait. Si bien que je crus d'abord avoir rêvées ces paroles. Il ne vint pas. Ses pas ne produisirent aucun bruit en me rejoignant, car il ne bougea pas. Mais il avait parlé. Il avait été incapable de me laisser partir sans avouer qu'il n'était qu'un guerrier comme les autres. Rien ne suivit ses paroles. C'est tout, il les avait juste dites, mais il ne se passa rien, pas de miracle inouï ni de délivrance inespérée. Je m'arrêtai lentement, continuant d'abord de poser mes pattes devant moi, jusqu'à m’immobiliser face à un tas de feuilles mortes.
Tout se bousculait dans ma tête. Je ne savais que faire, les choix qui s'offraient à moi me déstabilisaient. Je voulais plus que tout me retourner pour aller lui avouer que, moi aussi, je ressentais des sentiments. Chose qu'il savait déjà. Mais ce n'aurait été qu'un prétexte pour aller encore me rassasier de son visage angélique. D'autre part, je me disais que m'éclipser et regagner le camp était certainement le meilleur dénouement possible. Pas d'effusion de paroles inutiles, d'humiliation renouvelée.

Or, comme pour m'opposer à cette dernière idée, je commençai à me retourner. Mes pattes semblaient vouloir me pousser à retrouver la froideur du ruisseau. J'étais stupide. Je devais mettre fin à cette folie qui nous bouffait lentement, lui comme moi. Ou il devait y mettre fin. Je pensai d'abord à faire comme si il ne s'était rien passé. Un beau mensonge, une dissimulation qui serait révélée tôt ou tard. Espérons tard.
Je regagnai la berge. Il était toujours là, immobile, et peut-être le serait-il resté longtemps si je n'étais pas revenue. Les pattes dans l'eau, il fixait le courant qui emportait feuilles et brindilles d'un regard éteint, presque mort, mais toujours aussi brûlant. Je ris, pour la première fois d'un rire sincère et destiné à faire sourire, quoiqu'un peu triste. Pourquoi ris-je ?

« Je crois que tu es stupide, Idéal Imparfait. »

Fis-je sans hostilité, d'une voix plus enjouée que précédemment.

« A rester là, comme deux ennemis, et à nous cracher des paroles que nous regretterons, nous perdons notre temps. Ne peux-tu simplement pas oublier, momentanément, le passé, et toutes ces choses qui nous empêcheront jamais d'être heureux ? »

Comme pour saluer mes paroles, une éclaircie se fit dans le ciel, et quelques nuages s'écartèrent pour inonder la forêt de soleil.

« Finalement, tu ne mens pas, ou alors tu mens très mal ou d'une façon très convaincante. »

Un sourire absolument naturel s'afficha sur mon visage. Je souhaitais la mort de ce combat.