Claude est un matou de petite taille, maigre et à l'air maladif. Sa fourrure est d'un noir tirant sur le brun, sans éclat, terne. Son museau, ses pattes avant et son poitrail sont tachés de blanc, tandis que du bassin à la queue, son pelage est d'un gris-marron semblable à la teinte de la boue. Ses yeux sont jaunes et dépourvus d'expression, avec autour d'eux un loup de poils gris clair. Ils reflètent un certain mal de vivre. Claude n'est ni massif ni puissant ni même particulièrement joli. Il aurait du charme s'il n'avait pas un pelage négligé, s'il ne s'enfermait pas dans le silence, s'il n'avait pas l'air un peu fou. Car Claude est dérangé, il n'y a pas de doute là-dessus. Non qu'il soit un matou dangereux, sa folie n'a rien d'agressif. Elle est même ridicule, en un sens. Claude croit avoir les yeux bleus. De magnifiques iris bleutées comme le ciel. Un bleu merveilleux, qui le rend beau et qui l'aide à être aimé par ses congénères félins et par les Bipèdes. Claude est sûr d'avoir ses yeux bleus. Personne ne saurait lui arracher cette certitude. Même en lui collant un miroir sous le nez, il ne verrait que du bleu.

Voilà le jardin. Il y a de grands arbres aux feuilles rouges, oranges et dorées parce que c'est l'automne. Ils sont très hauts et très beaux. Les feuilles tombent et font un tapis sur le sol. Voilà Claude. Claude joue dans le jardin. Il a une fourrure noire très soignée et très jolie. Il sourit tout le temps. Il tourbillonne parmi les feuilles et les lance vers le ciel avec sa gueule. Les feuilles retombent et il y en a qui se perchent sur la tête de Claude. Claude rit. Il a un beau rire. Le jardin est très beau. Claude le voit grâce à ses yeux qui sont bleus, bleus cobalt. Claude est très heureux. Ecoutez, écoutez. Il ronronne.

Claude est né dans un vieux carton bourré de chiffons, dans une tanière de Bipèdes. Il avait deux frères et une soeur de la même portée. Leur mère était une mince chatte bigarrée qui était la génitrice de nombreux chatons. Claude et sa fratrie n'ont pas connu beaucoup d'instants heureux dans leur tendre enfance. Leur mère s'occupait d'eux, et bien, mais seulement matériellement. Autrement dit, elle les lavait, les nourrissait, leur tenait chaud, veillait à ce que leurs désirs soient assouvis, mais elle ne jouait jamais avec eux, ne roucoulait pas pour les faire rire, ne se laissait pas aller à de grandes déclarations affectueuses. Elle éduquait cette portée comme elle avait éduqué les autres, avec fermeté.

Claude était un chaton malingre et pâlichon. Depuis sa naissance, il était relégué au dernier rang. Il était le plus faible, le plus chétif de la portée. Il survécut cependant, tant bien que mal. Pendant deux mois, il vécut avec sa mère et sa fratrie, mais les Bipèdes ne souhaitaient pas garder sous leur toit cinq chats. Aussi, les chatons furent donnés, sitôt sevrés. Trois d'entre eux trouvèrent un nouveau foyer avec facilité. Le quatrième ne fut pas adopté et demeura auprès de sa mère. Il s'agissait bien évidemment de Claude, à qui les Bipèdes donnèrent ce nom pour faire allusion à une personne qu'ils connaissaient et qui avait le même corps efflanqué, la même démarche incertaine que Claude.

Claude ne savait pas très bien pourquoi aucun Bipède ne le caressait jamais. Ils passaient devant lui sans le voir. Claude avait grandi. Sa mère feulait quand il s'approchait d'elle, parce qu'elle attendait une autre portée. Claude se promenait parmi les innombrables tanières, et il voyait des chats, qui jouaient, qui riaient. Les Bipèdes leur donnaient du lait, des croquettes au boeuf et aux carottes, et ils passaient de longues minutes à balader leurs mains sur les dos de ces chats. Chats qui ronronnaient, se prêtaient aux caresses et paraissaient satisfaits. Claude les observait et essayait de comprendre pourquoi eux étaient aimés des Bipèdes, et pas lui. Il ne pouvait pas s'apercevoir qu'il était famélique, négligé, l'air malade et dérangé. Il ne pouvait pas se rendre compte qu'il manquait de charme. Il craignait les Bipèdes, il s'écartait à leur passage, et pourtant il espérait attirer leur attention. Son attente était toujours déçue.

Claude découvrit un jour, à force de chercher, le secret des chats aimés par les Bipèdes. Ce jour-là, il vit une chatte avec de splendides yeux bleus. Un bleu merveilleux, qui rappelait le ciel. Les Bipèdes câlinaient la chatte, qui était bien nourrie, soignée, heureuse, comblée. Claude savait que ses yeux à lui étaient jaunes, d'un jaune terne et laid. S'il pouvait avoir les iris bleutés, tout changerait. Mais comment pourrait-il les avoir ? Il ne connaissait personne capable d'un tel miracle.

Pendant près de cinq mois, Claude espéra à chaque réveil voir ses yeux transformés. Malheureusement, ils ne bleuissaient pas le moins du monde. Claude aurait pu désespérer, s'il n'avait pas, un soir, traversé une route trop tard, au moment où un monstre arrivait. Pendant plusieurs secondes, Claude fut figé sur le bitume, le regard rivé sur les yeux blancs éblouissants et inexpressifs. Ils éblouissaient tant qu'il fallut un effort considérable à Claude pour s'arracher à son immobilité et pour fuir. Il parvint d'extrême justesse à éviter le monstre. Cela n'avait pas d'importance. Cette aventure avait bouleversé Claude, son coeur tambourinait dans son poitrail et il était essoufflé comme s'il avait galopé. Mais, le principal changement qui s'était opéré en lui, c'était qu'après avoir été ébloui, tout ce qu'il voyait lui paraissait bleuté.

Claude avait les yeux bleus, désormais. Le monstre avait projeté dans ses iris une magie, et de jaunes ils étaient devenus bleus. Si Claude avait demandé à quiconque de quelle couleur étaient ses yeux, n'importe qui aurait répondu "jaunes". Mais cela ne changeait rien. Les autres étaient bornés, et stupides. Claude seul savait. Si les autres, les chats, les Bipèdes, détournaient le regard en le croisant, c'était par jalousie envers ses yeux bleus. Des yeux si bleus, obtenus grâce à un monstre. Il fallait être fou pour croire à cette histoire improbable et absurde, mais Claude était fou, et c'était tout ce qui comptait.