Il fut un temps où une émotion habitait encore les yeux de ce triste sir. Ces yeux si pâles que l'on aurait cru aveugles, que leur ait-il donc arrivé ? Qu'est-ce qui a pu les rendre si terne, si sale ? Le fait de voir toute une vie s'écroulait devant ses yeux, de voir la réalité en face. Ont-ils pleuré ? Beaucoup trop. Le peu de couleur qu'ils possédaient s'en ait allé, embarquée par le sel de cette eau artificielle. Ils ont alors perdu ce qui les rendait si envoûtants, pour ne garder que leur essence. Un vide les habite aujourd'hui, et l'on se demande parfois s'ils ont encore conscience qu'un monde s'étend devant eux.

C'était encore une de ces nombreuses aubes qui se levait, attirée par la nécessite d'éclairer de par les rayons de son compagnon ce petit monde.Grimpant lentement dans ce ciel pastel, Mr Soleil commença sa longue et fatigante course quotidienne. Il fit fuir les diverses ombres de la nuit et tira les esprits de leurs affreux cauchemar. Pourtant, Mr Soleil était bien triste. Car s'il y avait bien une personne qu'il ne parvenait à aider, dans sa grande générosité, c'était bien ce chat au nom étonnant.

Une fourrure sombre s'agita lentement, moins par sa propre volonté que par un besoin naturel. Le guerrier n'était pas un de ces chats qui se fixaient une heure de lever ou encore de coucher. Son corps seul imposé lui-même son propre rythme à l'esprit. Il ne dormait que lorsque la fatigue physique se faisait ressentir, car il n'avait pas conscience de celle que l'on nommait psychique. Obéissant à la volonté de ses muscles, le mâle se leva lentement afin de s'asseoir, yeux clos.

Ce n'était une nécessité pour lui de voir, tant qu'il pouvait sentir. Un seul de ses sens ne lui était utile à la fois, les autres préférant rester dans une étrange végétation. C'était pour cela que, lorsqu'il observait un lieu, il était bien rare de le voir répondre à un interlocuteur qui se serait placé sur sa route. De même, les peu de fois où le son de sa voix se faisait entendre, on ne pouvait voir l'éclat incolore de ses prunelles.

Minuit finit pourtant par ouvrir les yeux et par balayer de son regard vide les lieux dans lesquels il se trouvait. Petite tanière à échelle humaine, elle était pourtant suffisamment grande pour accueillir tous les guerriers du Clan sans qu'aucun ne manqua de place. Recouverte de mousse, elle constituait un endroit pour le moins confortable pour le temps que l'on pouvait découvrir à l'extérieur.

D'ailleurs, qu'elle était donc cette saison ? Minuit ne le savait pas, et ne souhaitait pas le savoir. Pour lui, chaque jour était identique au précédent. De longues heures passées à revoir en boucle les divers moments de sa vie. Non pas que cela le torture réellement, non. Disons simplement que son esprit s'était bloqué depuis le jour où Nuage des Nuits était devenu Minuit. Où le peu d'univers qu'il lui restait alors avait finalement implosé pour n'être plus qu'une brume informe et sans intérêt.

On ne pouvait pas non plus le traiter de fou, même si nombreuses étaient les reines qui auraient préféré le voir confiné dans la tanière de la Guérisseuse plutôt que dans le camp ou dans la forêt, où nul n'avait d'emprise sur lui.

Car dès qu'il quittait cette tanière où il dormait, Minuit changeait définitivement d'expression. A celle ensommeillée du matin succédait alors celle fermée de la journée, avant d'être remplacée en soirée par celle de la douleur. Un cocon se formait alors autour du matou, qui se retrouvait coupé du monde. Aussi bien réellement que sous forme d'image. Nul ne s'approchait de lui, et il ne se souvenait plus avec exactitude de la dernière fois où des paroles avaient franchi la barrière de ses lèvres. Peut-être lorsque leur chef lui avait demandé s'il ne souhaitait pas rejoindre les anciens. Question à laquelle il avait répondu un vague "je vais réfléchir". Ou peut-être lorsque la Guérisseuse lui avait demandé s'il ne voulait pas prendre des graines de pavot afin de faciliter son sommeil, hanté toujours par les mêmes visions de mort. A moins que ce ne soit la dernière fois où il s'était retrouvé nez à nez avec ce "Père" qui s'était révélé n'être qu'un immonde assassin.

La hiérarchie de son Clan, Minuit n'en avait qu'une idée bien vague, dont il ne se souciait guère. Il savait juste qu'il était un guerrier du Clan du Tonnerre, et cela lui suffisait bien. Des guerriers des autres Clans, il ne savait presque rien. A cause de son attitude, on l'avait retiré de toute Assemblée future. Pourtant, il croyait avoir déjà discuté avec des membres des Clans de la Rivière, de l'Ombre, du Vent ou encore du Ciel. Quand à savoir si cela remontait à avant son blocage, il n'en savait rien.

Sortant avec une sorte de raideur dans les mouvements, Minuit alla se poster dans son coin préféré, d'où tout le camp lui était visible : une place de choix, exactement à deux longueurs de queue de la paroi droite qui constituait l'entrée de la tanière des guerriers. De là, il commença sa quotidienne méditation, qui consistait en général à fixer la pouponnière avec une certaine intensité. Car c'était bien là que c'était jouer le premier acte de sa pathétique vie.